Jusqu’à présent, nos actions de jardinage étaient restées mesurées, périphériques, voire métaphoriques. Remettre de l’ordre dans les végétaux desséchés, tailler les arbres et arbustes souffrants pour favoriser leur reprise, installer de minuscules plants de futurs grands arbres, signaler lesdits plants par des piquets colorés… Ce lundi, nous nous sommes lancés dans un frichage plus affirmé.
Il n’y avait guère que sur les bords, au pied des ganivelles, que nous nous étions permis de sélectionner, d’éclaircir, de contenir, d’enlever… Nous avions apprécié ce travail: c’était comme sculpter la matière végétale déjà là, lui donner du relief, des formes lisibles.
Le 13 février dernier, Gilles Clément a rendu visite à la belle friche, puis a rédigé un petit texte pour elle. De notre entrevue du matin et de sa conférence le soir à l’Alcazar, il y aurait beaucoup à dire. Ce qui nous a le plus marqué par rapport à notre pratique de frichage, c’est la notion de jardinage par soustraction, car elle nous a éclairés sur ce que nous faisions déjà et sur le sens dont cela était porteur.
Jardiner par soustraction, c’est entrer en dialogue avec la spontanéité du vivant, reconnaître, repérer, favoriser, faire de la place, hésiter, négocier, être surpris. Jardiner par soustraction, c’est disposer de ce qui se propose, de ce qui s’offre, et lui donner forme sans idée formelle.
Proposer des formes. Provisoires mais lisibles. Sur lesquelles l’oeil du passant puisse s’arrêter. Apprivoiser le foisonnement. Le rendre reconnaissable, appréciable, presque familier. Adoucir son caractère sauvage, en fin de compte. Sans le domestiquer pour autant. Sans le vouloir prévisible.
Cela nous démangeait, d’étendre au coeur des îlots notre jardinage des bords. Mais nous n’osions pas, cela nous paraissait sans doute trop interventionniste par rapport à l’esprit du projet initial… et en même temps nous étions convaincus que c’était important – nécessaire? – pour inviter le public à se rapprocher, à s’intéresser, à considérer l’expression végétale proposée sur la Place des quais. La visite de Gilles nous a encouragés, et nous voici passés à l’action.
Dégager un groupe de jeunes chardons, mettre en valeur un pied de blettes florissant, faire place autour des mauves et des soucis des champs, souligner quelques masses de graminées en mélange , rabattre les armoises et les chénopodes au port désormais peu harmonieux… Sécateur, cisaille, mains: nos seuls outils pour la grande opération de soustraction que nous avons menée dans l’îlot le plus proche des Grandes Tables.
En milieu de journée déjà, nous avons été étonnés du volume de ce que nous avions coupé. Quelques heures plus tard, les tas avaient encore grossi quand les habitués du marché du lundi ont commencé à arriver. Plusieurs nous ont fait part de leur satisfaction à voir que quelqu’un faisait quelque chose ici, et de leur préférence pour cet état mieux peigné… La discussion s’engage. Une petite dose d’humanisation, et la friche devient acceptable, ses valeurs deviennent perceptibles: biodiversité, résilience, renouvellement, saisonnalité, frugalité…
Reste la question: que faire du sous-produit de notre travail, à savoir de tous ces végétaux devenus par nos mains des « déchets verts »? Pour cette fois, nous avons tout évacué vers le compost des étudiants de l’ENSP, mais nous ne sommes pas certains de reconduire cette solution, car cette exportation de matière n’est pas anodine. Bientôt un petit point sur nos questionnements à ce sujet.